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26 mai 2017

Persona 5 — La confession des enfants du siècle

Persona 5 — La confession des enfants du siècle

     Douze mois durant, Persona 5 se déploie dans l'imposante cohérence de son ampleur comme l'anti-Final Fantasy XV. De là à parler d'un gouffre entre Atlus qui ne laisse rien au hasard et Square qui laisse tout à l'abandon, il n'y aurait en effet qu'un pas — à se garder néanmoins de franchir. Machine admirable, oui ; machinerie absolue, non. Subsistent des errements de jeu et des erreurs de jouer ; une, notamment, a priori mineure, a posteriori aberrante, passant presque pour du sabotage, tant ludique que philosophique. Trou dans la coque, et trou dans le drapeau. À l'intérieur de ce game-design sommeille un game-killer. Épouvantail évitable, car endormi, mais traître terrible, car têtu. Susceptible de plomber à lui seul tout le verso roleplay d'un recto visual, et, ce faisant, d'éclater à coups de maillet les fondations de ce gratte-ciel érigé pendant huit ans et parcouru depuis cent heures à la gloire du — superbe — leitmotiv qui lui a justement permis de voir le jour — et qui nous permettra justement d'en voir la nuit — : « Take Your Time ».

     Ce temps, qu'il distend, prenons-en pourtant. Pour dire ceci à l'envi et répéter cela à autrui : Persona 5 est gigantesque. Par ce qu'il délivre, et parce qu'il délivre, il mérite d'être vendu — et vaincu. On lui pardonnera alors de ne pas être le titre d'une année — coucou The Last Guardian, coucou NieR : Automata — pour mieux le saluer comme celui d'une génération. De gens davantage que de jeux. Car s'il demeurera, à n'en pas douter, l'une des sorties majeures de l'ère Playstation 4, Persona 5 restera surtout parmi les grandes œuvres pop japonaises des années 2010. Ces post-2011 traumatisées et traumatisantes que les développeurs, en observateurs ambidextres, s'évertuent à décrire de la main droite pour, immédiatement, s'efforcer de décrier de la main gauche. Voix haute sanctionnant coup bas. Tromperie traquée. Carnet de confessions, le jeu, intelligemment écrit, brillamment récité, est l'immense déposition d'un studio spectateur du meurtre de son époque. Un témoignage qui se refuse testament, et un refus qui se veut révolte. Prévenant, car prévenu, Persona 5 prévient. Qui ? Le peuple. Comment ? En hurlant détresse, en haranguant jeunesse.

     Esprit qui flamboie sauvera cité qui s'embrase. Ainsi l'appel d'Atlus ; flopée de flambeurs fomentant, dans les profondeurs tokyoïtes bariolées et belliqueuses, un complot farfelu. Ils y répètent ici-bas des guet-apens bienveillants et y élaborent des attentats contraires, sortes de bombes H à l'envers, aspirant au coup d'éclat. Révolution de cotillon. Tentative de putsch absurde menée par des insurgés sublimes qui espèrent résonance plus qu'ils n'attendent réponse. Ces renégats-là recherchent le ricochet. À tant de pavés reçus, voilà leur galet lâché. Pierre débrutie pouvant désabrutir. Qui manque certes d'élan — localisation anglaise unique — mais certainement pas d'écho ; presse dithyrambique, interweb conquis. Si bien que, depuis son lancement, sans doute a-t-elle déjà traversé, sinon le monde entier, du moins un pays en particulier : celui des yeux ouverts et de l'oreille tendue.

     Peu, alors, se targueront de l'avoir attrapée ; en revanche, beaucoup se vanteront de l'avoir entenvue. Faute de frappe volontaire car perte de repère voulue. Parade Paprikesque de cent cinquante heures à travers le folklore urbain, le jeu se déroule — se dévoile — comme une fresque vivante tendant à la conjonction des sens. Forme du flow, gouache du groove, Persona 5 esthétise avec panache une musicalité moderne et entraînante. Réussite, encore — et rébellion, toujours, de la part d'artistes accomplis qui, en adolescents éclos, explorent dans l'exubérance un moyen d'expression : thermomètre cathartique du discours, l'outrance stylistique saupoudre du signifiant au sensoriel. À l'attention d'une société incitée à se déchaîner, mais également d'un support invité à se désinhiber. Carcan clinquant qu'on éclate. Rayonnement du risque, récompense d'une confiance, l’œuvre d'Atlus, repensée de zéro à la suite de Fukushima, ressurgit aujourd'hui comme le persona de son propre medium ; un produit — viscéralement — culturel de contre consommation contemporaine qui requiert de l'attente et réquisitionne de l'attention. Souvent frustrant dans sa demande, Persona 5 ne l'est que trop rarement dans sa démarche. Si l'abondance de texte éreinte, la richesse du titre encourage. Épuisement épongé par l'enthousiasme ; nourri au fait, non pas d'incarner encore un joueur libre, mais d'interagir enfin avec un jeu libéré. Alors bas les masques ? Oui, mais haut les cœurs.

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21 septembre 2016

L'Homme qui Rit — Suprême Azur, Suprême Abyme

L'Homme qui Rit — Suprême Azur, Suprême Abyme

     Mille huit cent soixante-neuf, ou l'année Hugothique. Y sort L'Homme qui Rit. Baroque, frénétique. Boudé, aussi. La faute, en partie, à une distribution décharnée — quatre volumes échelonnés sur un mois —, et une publication doublement anachronique. Socialement d'abord, littérairement ensuite. Car fin mai, l'attention des citoyens se tourne surtout vers les élections législatives. Et fin soixante, l'intérêt des lecteurs se porte plutôt sur le réalisme de Flaubert. Parvenir ainsi à débarquer, au même instant, à deux endroits où il ne faut pas — en pleine guerre, après la bataille —, voilà l'exploit ingrat. La position, elle, est délicate. Encore aujourd'hui.

     Observons par le haut, de l’œil de Paris, qui embrasse le gigantesque. Scrutons par le bas, de l’œil de Gavroche — de l’œil de l'atome —, qui discerne le détail. Ampleur, ciselure. Contemplation dans chaque prunelle. C'est là l'ouvrage Hugolien. Série de livrédifices bâtis autour d'un romanument. Aubaine pour le grand lecteur, parisien par flânerie. Casse-tête pour le petit, touriste par manque de temps. Aussi doit-il se restreindre. Choisir, acte guillotinier. Décision toujours tranchante, parfois tranchée, qui peut généralement aboutir à la visite du plus populaire, du plus connu, ou du plus tardif. L'aimé, le respecté, ou le révéré. En l'occurrence : mille huit cent trente-et-un, mille huit cent soixante-deux, ou mille huit-cent soixante-quatorze. Quid, alors, de soixante-neuf ; où s'élève-t-il ? Au revers de l'un, et au milieu des autres.

     Les autres, ce sont Les Misérables et Quatrevingt-treize. Acmé et adieu. Ancrage funeste. Bien des œuvres, de quelque medium que ce soit, ont sombré pour cette seule raison d'exister ici, entre deux vagues tigres ; l'immense, dont elles accusent le recul, et l'ultime, à laquelle elle donnent l'élan. Chez Hugo, ceci dit, le labeur est partagé : dans la bonace, un compagnon ; insulaire estimé à l'époque (1866), à la dérive de nos jours. Sans bourrasque pour gonfler ses voiles, sans brise pour tourner ses pages. Gilliatt, Gwynplaine ; hommes qui coulent. C'est qu'en navigation comme en littérature, immobile a ce synonyme : mort.

     Tempérons pourtant. Enterrer L'Homme qui Rit — et Les Travailleurs de la Mer — sous prétexte qu'il n'a, aujourd'hui, pas la renommée des titres — supposés — majeurs de l'écrivain serait trompeur. Ce roman est vivant. En témoigne, notamment, une dernière adaptation cinématographique remontant à 2012. En témoigne, surtout, la première datant de 1928. Mémorable. Pas tant pour l'impact sur le septième art que pour son l'influence sur le neuvième. Sa diva doit en effet beaucoup à l'acteur ; et par elle, et par d'autres qui doivent beaucoup au personnage, c'est l'ensemble de la pop culture qui lui est redevable. Si bien que, quelque part, — ce quelque part abstrait et inconscient et collectif —, Gwynplaine sonne plus familier que Valjean. Au second la réputation, au premier la résonance. Les profondeurs ont parfois de ce genre d'écho.


  « Ah ! vous êtes jeunes, vous. Quel âge as-tu, Danton ? trente-quatre ans. Quel âge as-tu, Robespierre ? trente-trois ans. Eh bien, moi, j'ai toujours vécu, je suis la vieille souffrance humaine, j'ai six mille ans. »

Marat, dans Quatrevingt-treize


     Ironie superbe. Et logique. Ainsi, L'Homme qui Rit est à sa place ; l'enfouie. Ténèbres tapies en coulisses. Pour le mieux. L'on sait l'excès de clarté néfaste au boy. D'autant que la scène du théâtre est occupée : un sonneur de cloches y brille déjà. Alter-ego hideux plutôt qu'horrible, malheur moindre, mais alter-ego Français. Qualité. Le patrimoine, apte à saisir l'étendue du rayonnement et à profiter de sa réverbération, apprécie. Il reconnaît l’œuvre solaire. Y répond un livre éclipse. Zénith éteint. Imaginez midi, la nuit. Sur une ville fosse qui, faute de sépultures décentes, n'est pas encore la tombe, mais est déjà le trou. À beaucoup la même mort, car à beaucoup le même bourreau. Elle s'appelle pauvreté, il se nomme aristocratie. L'une travaille pour l'autre ; seulement laquelle est l'une, et laquelle est l'autre ? Mystère du haut, misère du bas. Arrangement entre a(d)mis et paiement au noir. C'est le terrien terreau. L'anglais engrais de l'Anglais. De cet homme majuscule qui se trouve au début des phrases comme au commencement du pays — de pairie à patrie, une lettre ; enjambement aisé —, qui est à peu près roi comme le roi est à peu près Dieu, et qui a pour lui ce devoir des grands, ne rien faire, quand certains ont contre eux ce droit des petits, ne rien dire. Quotidien usant. Train-train du siècle. Celui d'avant les Lumières. De l'obscurantisme consenti. Écrire Londres, lire L'ombre.

     Alors, dans le noir, justice aveugle ? Non pas. Justice arbitraire. Elle y voit très bien. À tel point qu'elle choisit. Dîner à la carte. C'est que des hauteurs de la loi, comme de la bassesse du crime, — les deux coudes sur la nappe, les quatre pattes sous la table —, chaque boulevard est un buffet. Aux yeux féroces, les foules sont festin. Et le lord est parfois affamé. Existe pour cette chambre un room service. L'Angleterre a son groom. Cet homme est le wapentake.
     Qu'est-ce que le wapentake ? C'est un officier terrible.
     Qu'est-ce qu'il a à la main ? C'est l'iron-weapon.
     Qu'est-ce que l'iron-weapon ? C'est une chose en fer.
     Qu'est-ce qu'il fait de ça ? D'abord il jure dessus. Et c'est pour cela qu'on l'appelle le wapentake.
     Ensuite ? Ensuite il vous touche avec.
     Qu'est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire : suivez-moi.
     Mais il vous dit où il vous mène ? Il ne vous dit rien, et vous ne lui dites rien.
     Justice muette ? Justice mordante.
     Qui enlève plus qu'elle n'arrête, et arrache plus qu'elle n'enlève. Fauves locaux. L'on sait chaque ville un peu jungle. Mais Londres est une grande ville. Faune, flore – et tribu. Dans le feuillage un flambeau : Windsor. Ils se figurent, eux autres, qu'ils sont signes de civilisation. Peut-être n'ont-ils pas tort. Preuve probable, ils savent jardiner. Ont la main verte, en maîtrisant la culture de l'inculture. En résulte un potager de potaches. Parce que ce sont des êtres sociaux, ils accomplissent des rites. Parce que ce sont des êtres humains, ils apportent leurs mythes. En abritent même un. Here comes Josiane. Qui est-ce ? On la présente duchesse bâtarde, on la représente créature hybride.

     Elle-même le sent ; autrement, elle n'aurait pas cette manie prodigieuse de vouvoyer l'humanité. Lorsqu'il est aussi à propos, l'abus de langage n'est que tic. C'est qu'elle n'est fait qu'à moitié partie. Symbole probant, ses yeux ne sont pas de couleurs identiques. L’œil noir côtoie l’œil bleu ; le terrestre côtoie le céleste. Regard double pour personne mixte. « L'humain et le surhumain amalgamés. » Pas seulement femme, mais folklore. Plus uniquement fantasme, mais fantasmagorie. Ceci fascine autant que cela effraie. C'est pourquoi la scène de son réveil demeure le chapitre Titanesque du livre. Josiane dort nue, et Gwynplaine rêve éveillé. Onirisme tétanisant. Exhale quelque chose d'irréel de cette impudeur, émane quelque chose d'irrésistible de cet irréel. La chair est un charme. Gwynplaine — qui, ne connaissant que Dea, ne connaît que l'âme — est dessous. Femme alpha entrant en possession de l'homme bêta ; de lui et son regard béat, de lui et son sourire béant. Pétrification concevable. Ces queutards de l'horreur sont souvent puceaux de volupté. D'où, d'ailleurs, le désir de la duchesse. « Être amoureuse d'Apollon, le bel effort ! » La méprisante veut se faire mépriser par le méprisable. Ainsi va l'attrait de la déesse pour le monstre. Non pas le mythologique, mais l'étymologique. Nuance passée inaperçue. Gwynplaine n'est pas Cerbère, il est Monstranum ; « celui que l'on montre » faute de pouvoir le nommer. Il n'est pas Amphisbène, il est Monere ; « celui qui avertit », sens religieux. Prophète de foire. Demi-Dieu, mais demi-clown. Marrant, mais martyr. La mob, ne voyant pas les stigmates, regarde le diable, et rit de l'idiot du village. La chambre, n'entendant pas l'oracle, écoute le drôle, et rit de l'idiome du peuple. Chaos vainqueur, tragi-comédie à succès. Quelque part, quelqu'un s'en réjouit. Pire : s'en félicite. Et pour cause, c'est lui qui l'a écrite.


  « Le corps humain pourrait bien n'être qu'une apparence. Il cache notre réalité. Il s'épaissit sur notre lumière ou sur notre ombre. La réalité, c'est l'âme. À parler absolument, notre visage est un masque. Le vrai homme, c'est ce qui est sous l'homme. »

Les Travailleurs de la Mer


     Exercée pour son unique expression de soi, c'est à dire la pure ambition de nuire, il arrive que la scélératesse atteigne l'art. De fait, le Mal aussi a ses chefs-d’œuvre. Terribilis magnum opus. Gwynplaine en est deux. D'abord défait, ensuite refait. Enfant, il fût celui d'Hardquanonne ; chirurgien malsain, mais besogneux honnête. On l'a mandé, on l'a payé. Ouvrage d'artisan. Adulte, cependant, il est délire d'artiste. Au bout de la plume, Barkilphedro, prêtre partiel reconverti coquin complet. L'épouvantable véritable règne ici. Non pas sur l'être, où il s'hérite, mais dans l'être, où il s'érige. Ténèbres tapies en coulisses. Il y éclot, il y grandit, et il y attend. Quoi ? L'Occasion. Celle de pouvoir heurter afin de pouvoir hurler : « Enfin ! ». Leitmotiv de l'hypocrite. Lui, l'authentique horrible que seule Dea semble en mesure de démasquer. « Être laid, qu'est-ce que cela ? C'est faire du mal. Gwynplaine ne fait que du bien. Il est beau. » Aveugle lucide. Sage de ses seize printemps, et en une magnifique réplique, la voilà qui résume l'affaire. Plus grand — et donc plus magnifique —, la voilà qui symbolise tout un pan de la littérature — romanesque comme théâtrale — de l'auteur. Énoncé par la fille, enduré par le garçon ; d'Ordener à Quasimodo, en passant par Jean Valjean, Gilliatt, Claude Gueux, Pierrot, Triboulet, Hernani et Ruy Blas. Conglomérat de rebus sublimes présidé par un homme qui, perché au fond de son gouffre, rit. Absurde apogée abyssale.

     Tout en bas, mais tout en haut. Du nadir, le boy a cette crainte inouïe : chuter. C'est que, contrairement à d'autres, il a tout gagné. Non seulement la prospérité, mais l'épanouissement. Quasimodo aime Esmeralda qui aime Phoebus qui n'aime pas Esmeralda. Gilliatt aime Deruchette qui aime Ebenezer qui aime Deruchette. Gwynplaine, lui, aime Dea qui, elle, aime Gwynplaine. Situation étrange que celle de l'aimant aimé. Tellement étrange qu'elle en paraît interdite. « Ah ! Vous êtes heureux. C'est une contravention. » Cœur comblé, conscience coupable. Car en a-t-il seulement le droit ? Dedans, des gens souffrent. Ignominie partout. Lui vise l'idéal. Recherche métaphysique propre aux héros monstrueux Hugoliens, que Gwynplaine est à une marche d'achever. Du moins le croit-il. Naïveté fatale. Dans la précipitation de l'ascension, il a cru prendre l'escalier, c'était l'échafaud. Se rêvant prophète, il n'est que projectile. Et, touchant Dea, a ce ricochet suicidaire. « Une vierge est une enveloppe d'ange. Quand la femme se fait, l'ange s'en va. » Et quand la vierge se meurt, l'ange s'envole ; et l'homme s'engloutit. Symétrie sinistre, mais prévisible. On la savait azur, on le savait abyme. Si bien que, lorsque celui-ci effleurait du doigt celle-là, ou que celle-là touchait au front celui-ci, à l'abri des regards dans la green box, ou aux yeux du monde sur scène, l'on apercevait davantage que de l'harmonie : l'on contemplait de l'horizon. Dégradé romantique d'un paysage qu'Hugo avait déjà peint en des teintes plus orangées dans Les Misérables, où l'Ombre Valjean donnait la main à l'Aurore Cosette. Crépuscule naissant suivait crépuscule mourant. À ce cycle succède cet équilibre. Passation, puis plénitude. Ursus en pleurs, mais Ursus en paix. Conscient. Il voulait leur faire un vilain tour — les marier —, il n'a pas pu. La mort, cette mise en ordre, s'en est chargée à sa place. Tout est bien.

15 juin 2015

The Walking Dead and The Lying Wolf : A Ghost Paper

Où l'on exhume un papier jamais terminé, assassiné en pleine adolescence alors qu'il était sur le point de déclarer son amour à une bande dessinée fabuleuse, et son intérêt à une intelligente adaptation vidéoludique. Le sujet des lignes qui suivent est donc, contrairement aux apparences, la première saison de The Walking Dead signée Telltale. 

The Walking Dead and The Lying Wolf : A Ghost Paper

     Inattendu, retentissant et mérité, le succès rencontré par The Walking Dead a ceci de pratique — et de flatteur — d'exonérer Telltale Games de bien des introductions. De sa manie de s'approprier une licence à sa manière de raconter une histoire, en passant par celle de nous y faire prendre part, c'est tout le style d'écriture — aussi bien scénaristique que ludique — du studio qui s'y trouvait ainsi imprimé. Écornée par certaines promesses interactives non tenues, quelques incohérences et carences techniques, cette première saison était malgré tout une carte de visite formidablement réussie. Sobre et aguichante, peaufinée par les années et les brouillons, elle parvenait à condenser tout le discours de ses auteurs en un recto-verso (le « recto-versceau Telltale », pourrait-on dire) mémorable, où le minimalisme de son gameplay renvoyait à la grandeur de notre implication.

     Immense, celle-ci demeurait néanmoins beaucoup plus émotionnelle que narrative. Un fossé sépare « l'impliqué dans » du « responsable de » ; le joueur ayant tôt fait de se douter de l'illusion concernant l'importance de ses choix, et la fin unique de lever le voile sur une nomenclature dramaturgique que l'on découvrait progressivement inamovible. À elles seules, les dix dernières minutes représentent d'ailleurs l'entière dualité du jeu : brillantes, elle sont à la fois en corrélation avec l'univers fataliste (le décès de Lee, ou la mort latente, inévitable de quiconque) et le message d'espoir (la survie de Clémentine, ou la nécessité de ne jamais abandonner, de toujours continuer à se battre) du comic book, et en contradiction avec le game-design et son ambition auto-proclamée (la célèbre maxime « The story is tailored by how you play » ; « told » étant probablement un verbe plus honnête, ou « narration » un sujet plus adéquat). Un paradoxe symbolique qui, passés le traumatisme immédiat et la dévastation post-générique, en a amené plus d'un à relativiser — i.e : réévaluer à la baisse — l'appréciation d'ensemble. Une fois les larmes évanouies, le cerveau se réveille et le recul s'exerce, si bien que l'on a à l'époque pu se mettre à tomber, au détour de quelconque forum, sur des témoignages extrêmes de joueurs se sentant « trahis », « floués », qui dénonçaient une « escroquerie ».

     Légitimes — parce que générées à partir de réelles lacunes —, la frustration et l'amertume qu'exagèrent ces opinions tranchées se sont retrouvées partagées par nombre de personnes. Elles n'ont cependant pas réussi à entacher un engouement général tant critique (cf. les tests élogieux et les « more than 90 awards ») que public (en janvier 2013, soit deux mois après la sortie season final, on dépassait déjà les 8 millions d'épisodes vendus) pour un soft semblant tellement surgir de nulle part que tout le monde s'est mis à le catégoriser comme il le sentait. On discute de « JCM — jeu à choix multiples » ; on entend parler de « point and click moderne » ; on lit « livre dont vous êtes le héros vidéoludique » ; « moral », « adulte » et « mature » parsèment les articles et les topics ; parfois, on lui réfute même son statut de jeu vidéo pour le considérer comme une simple — ou véritable, en fonction du dénigrement ou du compliment — « bande dessinée interactive ». Et quand l'inspiration s'essouffle et que la typologie expire, l'on se plaît à désigner l'expérience. La fameuse. La sacro-sainte. L'intouchable car la personnelle. Celle qui, en ayant cette perverse ingéniosité de n'appeler aucune réponse, atteint cette infinie jouissance de n'avoir jamais tort. C'est l'incontestabilité du vécu ; le « je » s'y substitue au « jeu », et le récit du sujet l'emporte sur la critique de l'objet.

     Alors le terme est pratique ; constituant aussi bien un rempart salutaire au réquisitoire argumenté de l'autre, qu'une facile échappatoire au plaidoyer constructif de soi. Détestable quand il assassine ainsi le débat, il est également devenu galvaudé lorsqu'il a commencé à se voir ressorti par les « gamers » à chaque nouveau titre un tant soit peu OVNI, écume de la vague indé, et chez qui, pour la plupart, le « trip » se résume à une simple esbroufe engendrée par une direction artistique osée / originale / « arty ». Subsistent évidemment — et heureusement — des miracles, sortes d'œuvres imparfaites mais pourtant « totales », dont la cohérence globale atteste de l'apport et de la force considérables de ce medium.

The Walking Dead and The Lying Wolf : A Ghost Paper (02)

     Les jeux de Fumito Ueda, ou plus récemment Journey, viennent aussitôt à l'esprit. L'on pourrait en énoncer davantage. Et des jeux ne bénéficiant pas forcément de cette espèce d'aura « mystico-poétique » ; des jeux d'auteurs n'écrivant pas en vers, quoique se servant également du langage du support pour exposer leurs messages (bonjour, toi). Là émerge une forme singulière — non unique — de chef d'œuvre. Ici vont se puiser des influences. Les exemples cités sont a priori simplistes car désormais récurrents — Ico et Shadow of the Colossus faisant office de précurseurs —, mais (m')apparaissent toutefois assez à propos dans le cas présent, The Walking Dead opérant, dans une certaine mesure, un grand écart similaire ; gymnastique asymétrique entre l'épuration du « faire » et l'intensité du « ressentir ».

     S'il déploie fatalement une puissance évocatrice bien moindre — utilisant les codes du conte et du mythe, les jeux d'Ueda sont plus allégoriques —, et développe une forme de discours radicalement différente — les premiers tablent sur une atmosphère diffuse, propice à la contemplation et à l'abstraction, tandis que le second questionne directement l'autre côté de l'écran —, tous « impactent » le joueur par leur résonance introspective démesurée. Que le biais soit spirituel (l'interprétation, découlant du pouvoir suggestif de la Team Ico) ou concret (la volonté, prise en compte — même si pas vraiment en fait — par le système de choix chez Telltale), ils semblent se mouvoir en fonction de la personnalité de l'individu qui les appréhende. L'interaction y prend une ampleur gigantesque ; et ces titres, en s'adressant davantage à la sensibilité d'un récepteur qu'au plaisir d'un joueur, une dimension universelle.

     L'universalité ; ou l'une des raisons pour lesquelles les habitués ont tendance à les conseiller à leurs amis « casus », et la presse généraliste à s'en intéresser. Quelque chose dont The Walking Dead est — et a toujours été, indépendamment de son support — profondément pétri ; de par son gameplay d'abord, rudimentaire et accessible au possible, et de par son écriture surtout. Alors certes, le jeu doit — logiquement — ses principales lignes contextuelles, thématiques et narratives à son pendant papier, lui-même d'une (in)humanité viscérale. Reste que sa plus grande force — leur traitement —, elle, demeure bel et bien le fruit d'un travail labellisé Telltale ; celui, phénoménal, de compréhension puis de réappropriation de l'œuvre originelle. Derrière le jeu extraordinaire se cache ainsi l'adaptation exemplaire. L'intelligente. Qui discerne le propos par-delà l'histoire, et qui, plutôt que d'aboutir à une simple reconsidération esthétique de la seconde, recherche la transposition langagière — en l'occurrence « vidéoludique » — du premier. Cela, la « games series » y est parvenu (presque) avec maestria. Synergie inespérée — et pourtant tellement évidente — de la teneur morale de son matériau et des possibilités interactives de son outil, The Walking Dead simule le coup de foudre ; il confine au miracle. Et attise les espoirs.

     Parce que le coup de foudre est stimulé, et par conséquent reproductible. Que le miracle est effleuré, autrement dit entraperçu ; sous-entendu atteignable. Loin du coup d'essai, proche du coup de maître, cette saison remue autant par les émotions procurées qu'elle galvanise par les perspectives dégagées. Griserie du voyageur qui, constatant fièrement le chemin parcouru, peut aborder gaiement la route encore à arpenter. Dans la satisfaction germe l'optimisme. Celui d'un horizon fluctuant ; avenir que l'on sait modifiable et que l'on escompte modifié ; attendu que le soft a ce privilège rare, propre aux productions, sinon défricheuses de voie, du moins créatrices de brèche, d'avoir la qualité de ses défauts : impressionnant, il subsiste imparfait — mieux, il demeure perfectible. Si l'œuvre est fataliste, le jeu, lui, n'est pas définitif. C'est un achevé parachevable. À l'instar de cette enfant, ce talent a un lendemain. Les tests ne s'y sont d'ailleurs pas trompés ; la plupart ayant jugé The Walking Dead comme un élève déroutant, dont les notes méritent les félicitations, mais auquel le jury s'évertue à attribuer les encouragements.

     Sujet à de multiples améliorations, il devient dès lors l'objet de dissections diverses. Le succès se décortique, l'alchimie se reformule — l'expérience se rationalise. Repas qui se rétrograde recette qui se parcellise ingrédients ; identifiés et quantifiés. L'enthousiasme mijote ici ; endroit interdit au public où la « méthode » ne peut lui apparaître améliorable sans se révéler transposable. C'est que les grands chefs sont avant tout de grands pragmatiques, ils s'adaptent ; à leur frigo, à leur saison et à leur région. Le terroir est parfois terreau. Si bien que la cuisine Telltale, récemment étoilée, se présente prometteuse à et — dorénavant — pour plus d'un titre. Fables fût promu l'un d'eux. D'autres l'auraient été à moins. Et pour cause : le comic book de Bill Willingham est un monument.

The Walking Dead and The Lying Wolf : A Ghost Paper (03)

13 septembre 2013

Bioshock Infinite — Across the Universe

Bioshock Infinite — Across the Universe

     Sorti il y a maintenant plusieurs mois, Bioshock Infinite a déjà eu l'occasion de faire couler beaucoup d'encre. La complexité de sa trame, la richesse de ses thématiques, l'intelligence de leur traitement ainsi que les multiples interprétations – et conséquences qui en découlent – de son final ont passionné les joueurs. Et à raison. Car oui, Infinite est un titre exceptionnel. Assurément l'un des meilleurs de sa génération. L'un des plus grands aussi. Le genre de « classique instantané » qui marque son époque. Immense à en paraître vertigineux, profond à en devenir abyssal, le jeu est à l'image de Columbia : perché au milieu des nuages. Seul au monde.

     Reste que l'engouement – mérité – autour du récit et de ses composantes (background, personnages, narration, mise en scène) a quelque peu éclipsé un élément essentiel du jeu, et plus largement de la saga. Bioshock premier du nom étant souvent cité comme l'un des archétypes mêmes du « jeu à univers », les éléments cités, ajoutés à l'orientation plus action de l'épisode, ont fait déplorer à certains l'importance réduite accordée au monde dans lequel se déroule l'histoire, jugeant Columbia travaillée mais trop en retrait, présente mais pas suffisamment envahissante ; du moins pas comme a pu l'être Rapture en son temps.

     Le constat est exact, mais la critique n'est pas pertinente. Car si Rapture et Columbia occupent le même statut ludique – toutes les deux sont le terrain de jeu –, elles n'ont résolument pas le même rôle. C'est d'ailleurs là que se niche l'un des plus grands tours de force de l'oeuvre : dans l'appréhension de son univers, son rapport au joueur. Un rapport direct pour la première et indirect pour la seconde. Transcendant pour et transcendé par. En redistribuant les cartes, en inversant les rôles, Infinite réussi la performance de s'inscrire à la fois en totale rupture et dans la pleine continuité du jeu originel, redéfinissant, non pas ce qu'avait été, mais ce que l'on pensait être « l'expérience Bioshock ».

     Ainsi, la découverte d'Infinite est étrange. Passées l'introduction et l'arrivée à Columbia, les premiers pas dans la ville ont de quoi troubler ; voire même décevoir pour quiconque s'attendrait – légitimement – à une intensité égale à celle qui caractérise l'incursion dans Rapture. Celle qui, non contente d'immerger immédiatement le joueur dans l'ambiance du lieu, instaurait également ce qui serait « l'esprit » du jeu. La prise de contact avec la cité allait de paire avec celle de ses habitants et la prise de conscience que, pour y survivre et espérer en sortir, il allait falloir se battre. Faire face à la peur. À la monstruosité. À l'humain. Via une première heure fabuleuse, un prologue d'une rare justesse – dans son écriture comme dans sa mise en scène –, Bioshock mettait instantanément le joueur dans le bain, le plaçant dans un état d'alerte permanent qu'il ne quittera qu'une fois l'aventure terminée.

     Infinite va à contre-courant. Booker DeWitt – et non plus un anonyme – débarque à Columbia un après-midi ensoleillé ; un jour de fête. La ville célèbre son prophète, les citoyens profitent du beau temps et le joueur constate la paix. Loin de l'enfermement, de l'obscurité et du danger de Rapture, Columbia se présente comme un endroit aéré, lumineux et paisible. Une place où il fait bon vivre, déjeuner sur l'herbe ou s'amuser aux stands de tirs. Tout ça dans la plus grande tranquillité. Dans la plus grande normalité. La cité engloutie et la ville flottante ; l'utopie après et l'utopie pendant. Le contraste est violent. Il déroute. Et alors que le malaise claustrophobique, l'angoisse suffocante devrait laisser place à un sentiment de liberté vivifiant, une sensation de gêne envahit le joueur ; empêche la délivrance.

     Quelque chose cloche. L'immersion est totale, mais l'intégration est retenue. Le joueur est intrigué, fasciné et émerveillé par le monde fantastique qui l'entoure, mais il s'y sent aussi parfaitement étranger. Non pas que tout lui apparait trop neuf, mais tout lui semble trop lisse. La ville est trop propre, lui est trop sale, à tel point qu'il a d'ailleurs du se purifier pour pouvoir y pénétrer. Columbia a beau baigner dans une direction artistique colorée, des effets de lumière scintillants et une atmosphère festive, elle sonne froide. Fausse. À mille lieues de la chaleur viscérale et de la sincérité putride de Rapture. De sa carcasse encore fumante d'espoirs déchus. De ses entrailles grouillantes d'insanité. La déchéance humaine dans son plus simple appareil. Mise à nue. L'utopie après, l'utopie pendant ; la vérité éclatée, le mensonge omniprésent. Omnipotent. 

Bioshock Infinite — Across the Universe (02)

     Alors que le « terrain de jeu » qu'est le premier Bioshock se focalise sur l'envers du décor, présente les coulisses dégueulasses d'une humanité en rodage, celui que constitue Infinite est à considérer comme le cadre d'une représentation brillamment orchestrée ; d'une pièce minutieusement interprétée, d'un bonheur purement artificiel. Il est autant celui du joueur, qui aura justement pour tâche d'accéder et de révéler les dessous de l'utopie, que des nombreux acteurs (PNJ), qui récitent chacun un texte écrit et pensé pour eux. Dès lors, si, comme l'écrivait Shakespeare, « le monde entier est un théâtre », il serait bon ne de pas le limiter à sa seule scène. D'y intégrer les petites mains comme les grands noms. D'y accepter la tromperie comme la magie, le trucage comme l'illusion. La vérité qui révulse et le mensonge qui embellit ; à même statut, différents rôles.

     Au-delà des impacts qu'elle sous-entend sur le quotidien de l'univers choisi – la vie des gens à l'intérieur du jeu –, cette dichotomie scène / coulisses trouve un écho dans l'appréhension même que peut en avoir le joueur.  Rapture apparaît ainsi comme une ville maudite qui, à force de végéter, voire de « méditer », seule dans les profondeurs de l'océan, se serait découverte et forgée une personnalité qui lui est propre. Bâtie, mais surtout trahie, par la maxime d'Andrew Ryan – « No Gods. Or Kings. Only Man. » –, elle en serait arrivée à renier l'Homme et tout ce dont il s'est vanté d'avoir su instaurer (valeurs, systèmes, règles, etc.). La morale abolie, ne reste plus que la loi du plus fort et un endroit littéralement infesté. Non plus par des individus mais par des instincts, des besoins et des obsessions, capables de (res)surgir n'importe où, n'importe quand. L'Homme est certes mort, mais l'humain est toujours là. Cherchant à survivre.

     Pour le joueur, cela se traduit par une tension psychologique perpétuelle, une attention de tous les instants. Susceptible d'être confronté à une menace à tout moment, la progression et l'exploration y prennent une saveur particulière : c'est à la fois lui qui vient au danger et le danger qui vient à lui. Car contrairement à Columbia, Rapture ne gravite pas autour du joueur ; c'est lui qui, perdu dans les méandres de ce macrocosme, y déambule à la recherche d'un échappatoire. Absorbé par la cité, il en devient malgré lui une partie totalement intégrante mais aussi totalement quelconque, comme la minuscule et anonyme cellule d'une entité mouvante, autonome. La portée de l'existence – et donc de l'action – d'un personnage sur un univers est équivalent à l'impact que revêt sa disparition sur celui-ci : la mort du personnage / joueur n'entrainera aucune incidence sur Rapture, il ne sera pour elle qu'une cellule morte supplémentaire qui n'aurait pas su s'acclimater.

     À l'inverse, celle de DeWitt transportera toute Columbia de joie. Parce qu'au tumulte et l'ombre des coulisses correspondent l'ordre et la lumière de la scène. Et à l'opposée de la ville vivante se trouve la ville « simplement » peuplée. Peuplée par des citoyens, soumis à des normes sociales, et par des fidèles, soumis à des normes religieuses, Columbia est une société qui n'accepte ni l'anarchie, ni l'hérésie ; un spectacle qui ne tolère aucun imprévu. Sûre de ses valeurs (foi, pureté, protection et prospérité), elle se veut être un symbole de droiture, représentant quelque part la victoire de l'ordre face à l'informel paroxysmique et – forcément – destructeur de Rapture. Dès qu'un élément indésirable y fait irruption, il s'y fait non seulement immédiatement remarquer – d'autant plus rapidement s'il porte une marque distinctive, comme une brûlure à la main –, mais également pourchasser en vue d'être éradiqué.

     La traque déployée transforme Infinite en une fuite en avant continue et épuisante. Dictée par une écriture diabolique, l'aventure s'en retrouve certes, et au grand dam de certains joueurs, davantage scriptée, mais aussi davantage en phase avec Columbia, car tournoyant autour du même centre de gravitation. De cette manière, en plaçant constamment Booker et Elizabeth sous le feu des projecteurs et des mitraillettes, le jeu fait en effet beaucoup plus que légitimer la direction plus action de son gameplay : il inverse les rapports entre univers et personnages établis par le premier Bioshock pour en développer de nouveaux, bouleversant au passage la notion même d'immersion que ce dernier avait pourtant déjà bien chamboulée. Mais j'y reviendrai dans quelques lignes.

     Le monde d'Infinite n'en possède pas moins ses propres coulisses. Mais en bon théâtre qu'il est, il sait les garder à l'abri des regards. Dissimulé sous la clinquante prospérité de Columbia se trouve ainsi Shantytown (terme anglophone pour « bidonville »), un quartier ravagé par la pauvreté où sont parqués tous les rebus, principalement ethniques, qui forment les petites mains de la ville. Mis à l'écart d'une société dont il est pourtant indispensable, ce microcosme en déliquescence (entièrement généré et contrôlé par Jeremiah Fink, le circuit de consommation y est fermé) tranche surtout par la sincérité qui l'habite. Loin du confort et des préoccupations futiles de la haute, les résidents y sont réduits à leur condition la plus basse et besoins les plus primaires – se nourrir, survivre, est l'obsession –, les poussant parfois à faire ressortir en eux ce qu'ils ont de plus animal ; ou de plus humain, justement. En ce sens, il s'agit probablement de l'endroit le plus vrai et, d'une certaine façon, le plus « Rapturien » du Columbia « pré-Révolution ».

Bioshock Infinite — Across the Universe (03)

     Mais pour l'heure, et jusqu'à ce que nous en levions le voile, Columbia demeure une scène. Un simulacre dans lequel l'intégration totale ne peut se faire que par l'acceptation d'un mensonge, l'apprentissage d'une doctrine. Pour avoir l'autorisation de s'y introduire, il faut préalablement « renaître » via un baptême cérémonial, qui revient à laisser ce que nous sommes derrière nous pour devenir quelqu'un d'autre ; cf. à ce propos l'un des voxophones de Comstock (et bien évidemment la relation qu'il entretient avec DeWitt) : « Un homme plonge dans les eaux du baptême, c'est un autre qui en ressort ».

     Dans cet univers, Booker, qui procède au rituel sans pour autant adhérer à la pensée, se retrouve dans une position assimilable à celle qu'occupe le joueur : il est une pièce rapportée – lui parce que provenant d'une autre timeline, nous parce que nous trouvant dans une autre réalité – auquel il manque un chainon pour s'y sentir, sinon véritablement inclu, au moins « connecté ». Il a besoin d'un levier pour basculer dans Columbia et prendre pleinement conscience de la (non) réalité du lieu et de son dogme. C'est l'un des rôles que va jouer Elizabeth, mais pas le seul ; c'est un personnage infiniment plus « total » que ça. Bien davantage qu'un simple levier d'immersion, elle représente, pour Booker comme pour le joueur, le prisme par lequel ils vont appréhender la ville. Mais dans une perspective plus large, elle constitue non seulement le centre de gravitation de Columbia, mais aussi – et c'est là le plus brillant – l'univers même de Bioshock Infinite. Tentative d'essai d'explication.

     À lui seul, le moment qui narre la prise de contact avec Elizabeth est très significatif, puisqu'en plus de cristalliser la réflexion du « personnage-prisme » qu'elle incarne, il renvoie directement à l'appréhension théâtrale de Columbia exposée jusqu'ici ; sa « double découverte » s'inscrivant dans cette même optique. Organisée en deux temps, la rencontre de la fille se fait d'abord par l'intermédiaire d'un projecteur dans la tour de Monument Island, où elle est alors enfermée. Un court film en noir et blanc, compilant des extraits de dates diverses, nous la présente en train de danser, peindre et chanter. Au-delà – ou plutôt en marge – des symboliques concernant l'oiseau et la cage, la souris et le laboratoire (chaque échantillon de bande s'amorçant par un écran-titre annonçant le « spécimen » réaliser telle ou telle action) auxquelles fait écho la situation, s'instaure également un rapport spectateur / actrice ; rapport qui prendra toute sa dimension quelques instants plus tard.

     En effet, la rencontre physique entre les deux personnages, qui a presque lieu dans la foulée, est amorcée de manière indirecte. Arrivé à l'étage où loge Elizabeth, Booker a la possibilité de l'observer à son insu et en temps réel via des sortes de hublots donnant sur différentes pièces. On la voit ainsi se recoiffer, se couper le doigt ou s'extasier sur une photo de Paris, le tout dans des gestes très amples, très expressifs – très théâtraux –, allant du dressing à la salle à manger, changeant de salle comme elle changerait de décor ; comme elle changerait de scène. Ce passage, qui confine au voyeurisme, expose une Elizabeth actrice malgré elle, cloisonnée dans une pièce dont elle n'a pas conscience. La faire sortir de la statue – symbole de la ville – revient alors à la faire sortir de la dramaturgie ; du script écrit par Comstock.

     Les évènements faisant suite à son évasion vont en ce sens. Rescapé sur la Baie du Cuirassée (Battleship Bay), l'on y assiste, en compagnie de dizaines de plagistes, à l'écroulement de la tour, et plus largement de la pièce. On entend alors les vacanciers s'agiter, prendre peur face à cet épisode qui a été certes prédit – écrit – mais pas prévu pour maintenant ; un homme criant justement derrière nous que ce n'est pas « le jour annoncé » par le prophète. Devant ce coup de théâtre, les citoyens se retrouvent comme des acteurs dépourvus de textes, hagards sur une scène désormais instable. Car l'arrivée de l'imprévu entraine celle de l'incertitude et, de fait, l'ébranlement des convictions ; l'effondrement de ce en quoi ils croient. L'effritement des croyances est d'autant plus concret, rendant la détresse des habitants d'autant plus palpable, qu'il se déroule juste sous nos yeux ; l'« objet » de toutes ces croyances étant sensé être enfermé dans la statue.

Bioshock Infinite — Across the Universe (04)

     Elizabeth est effectivement le noyau de Columbia. C'est autour d'elle que Comstock a bâti sa ville et sa doctrine, et c'est sur sa base que les habitants fondent leur quotidien et leur avenir ; leur existence et leurs espoirs. Celle qui, en montant sur le trône et en déversant les flammes sur la Sodome inférieure, leur apportera la félicité. Emblème d'une cité qu'elle préserve sous son aile bienveillante (cf. l'un des kinetoscopes concernant Monument Island : « La progéniture du prophète veille sur la ville. », qui renvoie accessoirement à toute la signification que peut prendre la destruction de la statue aux yeux des fidèles : plus personne ne protège Columbia), elle est la fille du prophète, mais aussi de tous les citoyens. Dans cette perspective, l'allusion à M le Maudit, via l'affiche de la marque du faux berger, est tout sauf un hasard.

     Réalisé par Fritz Lang, le film raconte la traque d'un tueur (le M dont il est marqué signifiant « mörder », terme allemand pour « assassin » ; mais qui pourrait également vouloir dire « monster », coïncidant au passage avec la main « monstrueuse » du berger), et sous-entendu violeur de fillettes dans l'Allemagne des années 30. Au départ perçu comme un simple fait divers, le crime, par sa répétition et son ignominie, prend rapidement une dimension plus sociétale et philosophique. Transcendant les barrières de la loi – le meurtrier est poursuivi aussi bien par la police que par la pègre, et se retrouvera jugé non pas par les magistrats, mais par le peuple –, le problème dépasse le cadre du légal pour s'inscrire dans celui de la morale. Le tueur agissant au hasard, au gré de ses rencontres et de son impulsion, n'importe quelle famille peut être touchée par la tragédie – transpercée par cette épée de Damoclès –, et c'est alors la figure même de la Mère qui est prise à partie.

     Le jeu développe quelque chose de similaire. Dépossédée d'elle-même, de son existence et de son statut d'être humain, Elizabeth est sanctifiée, élevée au rang de figure religieuse et sociale – elle est l' « agneau », l'innocence et la pureté de l'enfance personnifiées – dont la portée et la signification se voient réapproprier individuellement et subjectivement par tous les habitants. Ainsi, quand Comstock perd sa fille, ce sont tous les parents de Columbia qui pleurent la leur. Et quand Booker l'arrache à la ville, c'est justement pour lui permettre de reprendre sa vie en main, de trouver sa place dans le(s) monde(s) ; le titre ne racontant pas tant la chute de Columbia que l'ascension d'Elizabeth, pas tant la décadence d'un univers que la quête spirituelle d'un personnage. En cela, il se rapproche assez du premier Bioshock, dont la trame pouvait finalement – quoique grossièrement – se résumer à la révolte d'un esclave ; à l'histoire de l'homme qui parvenait à briser ses chaines pour se réaliser en tant qu'être humain. À la différence qu'Infinite, ou plutôt Elizabeth, va bien au-delà de ça.

     Comme dit précédemment, l'effondrement de la statue de Monument Island correspond à celui de la certitude et de la pièce ; mais pas seulement. Il marque aussi le début de la fuite en avant et l'éveil d'Elizabeth. C'est à ce moment là que la partie commence réellement, autant scénaristiquement que « ludiquement ». Au moment où l'oisillon sort de sa cage pour apprendre à voler. Il constitue le véritable point de départ de son parcours initiatique en vue d'accéder à sa véritable nature, à son statut d'Absolu. Son prénom, dérivé de l'hébreu « Elisheba », voulant d'ailleurs signifier « Dieu est mon serment / ma promesse », signe  (possible) du caractère préétabli de son existence ; de sa destinée ; de ce en vers quoi elle doit tendre pour devenir véritablement elle même.

     Reste que lors de notre rencontre, Elizabeth est une gamine. Un gamine intelligente, cultivée et dotée d'un fort caractère certes, mais une gamine qui ignore pratiquement tout d'elle-même, de ses pouvoirs, de son passé, de sa famille et de l'univers qui l'entoure surtout. L'héroïne Disney typique, en quelque sorte ; bénéficiant d'ailleurs de sa propre chansonnette. Alors quand la princesse de conte qu'elle est arrive enfin à se soustraire à la castration de ses parents et à la pression sociale de son rang pour découvrir le monde, elle le fait, comme à la Baie du Cuirassée, dans toute l'exubérance de sa joie, avec tout l'enthousiasme de sa jeunesse. Mais aussi avec toute l'attention qu'il mérite.

     Et l'on en vient ici à ce à quoi je voulais faire référence lorsque je parlais de « levier d'immersion » et de « personnage-prisme ». Le développement du personnage n'est pas immédiat ; il est progressif et subtil. C'est un « construit », un processus qui se travaille tout au long du jeu ; à l'intérieur-même de celui-ci. Elizabeth ne cesse de grandir au fil de l'aventure ; par les dialogues répétés, qui l'enrichissent, par les combats éprouvants, qui l'endurcissent, et par l'exploration perpétuelle, qui la stimule. Et qui nous immerge. Ainsi, du temps que nous sommes avec elle, pas une minute ne se passe sans que l'on ne se retourne ou s'arrête pour voir où elle est ; ce qu'elle fait ; regarde ; découvre. Pas un instant sans que l'on ne se pose des questions sur son existence, sur le rôle qu'elle joue dans tout cela. Et quand une embuche nous tombe dessus, c'est vers elle que l'on se tourne pour se rassurer que ce n'est pas sur elle que le danger se porte. D'abord la fille, ensuite la ville.

     Centre de gravitation de la cité, elle devient également le point de référence du joueur qui se repère constamment par rapport à elle, appréhende Columbia par son intermédiaire, non seulement parce qu'elle lui donne du sens, mais aussi de la vie. En se bouchant le nez lorsque l'on entre dans des toilettes dégueulasses, en se mettant à tousser lorsque l'on pénètre dans une maison en flammes, en s'extasiant devant des barbes à papa ou en se montrant choquée par les actes barbares que l'on peut commettre, Elizabeth – grandement aidée par son écriture et son animation extraordinaires – véhicule de l'émotion, transmet un ressenti. Elle établit une passerelle. Crochète une serrure. Ouvre une faille entre le joueur et le jeu. Nous permet de basculer.

Bioshock Infinite — Across the Universe (05)

     Le moment le plus évocateur de cette réflexion, qui symbolise le mieux cette idée de prisme, intervient juste avant la rencontre entre les deux personnages, à Monument Island, quand on l'observe à son insu dans la bibliothèque. L'image, très forte, résume tout : Booker – et par extension le joueur – qui regarde Elizabeth qui regarde le monde ; ou plutôt la pièce, les rideaux de la bibliothèque offrant un cadre théâtral à la fenêtre. Elizabeth spectatrice du monde et Booker spectateur d'Elizabeth. Celui-ci ne voyant d'ailleurs pas Columbia à travers la vitre, mais une lumière blanche immaculée, comme si le prisme d'innocence qu'elle est « purifiait » la scène à nos yeux de joueur trop sale ; le véritable prénom d'Elizabeth étant Anna, de l'hébreu « Hannah », qui signifie « la Grâce ». À moins que ça ne veuille vouloir dire que l'essence même du monde d'Infinite soit hors de portée de – trop aveuglante pour – notre propre et simple regard, d'où la nécessité d'un « filtre » ; d'ailleurs, lorsque le joueur entre en possession des cryptex de la Vox Populi, c'est elle qui lit les messages, nous « décrypte » l'environnement. Ou que l'essence même du monde d'Infinite ne soit en réalité Elizabeth ; le reste n'étant que pure projection de sa propre personne. Allez savoir.

     En proposant un moyen d'appréhender les moments passés avec elle, cette interprétation du personnage d'Elizabeth et de son rôle ludique permet de considérer autrement ceux amputés de sa compagnie – et non pas de sa « présence », puisque celle-ci plane sur le jeu en permanence –, et notamment le fameux « prologue » dont je faisais mention en début de texte. Ce n'est en effet qu'en côtoyant réellement Elizabeth, en progressant à ses côtés, en même temps qu'elle, que l'on se parvient à comprendre la structure du jeu. Et ainsi à se rendre compte – et à accepter – que les premières heures de Bioshock Infinite ne sont pas étranges, mais tout simplement incomplètes ; parce que  dépourvues de ce repère fondamental. Plus haut, j'ai écrit que la portée de l'existence d'un personnage sur un univers équivalait à l'impact que revêtait sa disparition sur ce dernier ; mais c'est aussi valable vis-à-vis d'un autre personnage.

     Le bonheur des retrouvailles n'a d'égal que la douleur de la perte. Et, en ce sens, les séquences sans Elizabeth – passée sa rencontre, elles sont au nombre de trois, plus ou moins longues – font mal. Car plus qu'une simple alliée, qu'un renfort en combat, le joueur y perd surtout une partie de lui-même ; de sa manière de progresser, de penser et de concevoir le jeu et son environnement. Alors il n'est plus seulement confronté aux autres, mais aussi à lui ; à ses sentiments. Il n'affronte plus uniquement des hordes d'ennemis, mais doit également – apprendre à – faire face au silence, à la solitude, à l'abandon ; à l'absence. Ce sentiment de vide – qui n'est accessoirement pas sans rappeler le final du fantastique Prince of Persia sorti en 2008 – prend toute son ampleur vers la fin du jeu, lorsque Songbird vient « reprendre » Elizabeth devant notre impuissance.

     Davantage que la phase de jeu qu'elle amorce (l'infiltration dans la maison de Comstock, dont la fréquence des combats, l'atmosphère insalubre du lieu – et apocalyptique du monde – et le contexte scénaristique rendent l'absence la jeune femme encore plus pesante), c'est bien la scène de séparation en elle-même, assurément l'une des plus marquantes du titre, qui est psychologiquement la plus difficile ; émotionnellement la plus forte. Parce qu'elle est bien plus que ça. Parce que Songbird n'enlève pas Elizabeth, il nous l'arrache littéralement ; opérant par là une scission de Booker, le passage faisant a posteriori écho à l'enlèvement d'Anna – autrement dit de sa lignée, de son propre sang –, et du joueur, qui se retrouve donc « incomplet » dans l'appréhension du jeu. Le schisme est d'autant plus déchirant qu'il est, pour la première fois, « forcé » ; les absences antérieures d'Elizabeth, résultantes chacune de sa fuite, étant dues au fait de sa volonté.

     Derrière ça, c'est surtout l'écroulement de tout un monde, de tout le « construit » relationnel et social développé depuis le début du jeu. Seul soutien sur lequel l'on pouvait compter – en témoigne l'entraide lors des fusillades – Elizabeth est l'objet de toutes nos croyances et de toutes nos certitudes ; ce en quoi l'on croit car ce que l'on sait vrai. Sa personne, son espoir de quitter la ville et son rêve d'aller à Paris sont la vérité éclatée au milieu du mensonge omniprésent ; ce à quoi l'on se raccroche car ce dont l'on a besoin. Dans cette perspective, le fait de partir immédiatement à sa recherche, d'aller la retrouver – qui correspond, d'une certaine manière, à une émancipation du statut de spectateur pour celui d'acteur –, ne relève plus de l'obligation mais de la nécessité. Il dépasse le cadre d'un contrat, ne fait plus référence à une quelconque histoire de dettes – sur le chemin de la maison de Comstock, Booker se disant prêt à « laisser tomber ce truc à New York pour aller à Paris » –, mais résulte d'une obsession personnelle, d'un manque existentiel, et s'inscrit comme le seul moyen susceptible de rétablir un double équilibre ; celui, psychique, du personnage et celui, ludique, du joueur.

Bioshock Infinite — Across the Universe (06)

     Comme déjà avancé, c'est là la trame spirituelle du titre : la construction continue du statut « méta » d'Elizabeth, qui va jusqu'à atteindre un niveau « méta-ludique » ou « transce-mediatique » dans son rapport au joueur ; faisant d'elle non pas seulement le « démiurge » du récit, mais celui du jeu, de Bioshock Infinite en tant qu'« oeuvre », « expérience » à proprement parler. Quelque part, il s'inscrit une nouvelle fois dans la continuité du premier Bioshock qui parvenait déjà, lui aussi, à sortir de sa sphère purement vidéoludique pour proposer un discours et une réflexion sur sa propre condition de jeu vidéo.

     Il lui faut – à Elizabeth – néanmoins beaucoup de temps pour en arriver là, la jeune fille devant préalablement passer par une étape intermédiaire, une sorte de palier qui correspond à l'âge adulte. Un peu comme s'il lui fallait d'abord se réaliser en tant qu'être humain avant de pouvoir se réaliser en davantage. La dramaturgie et la ville de Columbia gravitant autour du personnage, la montée en puissance progressive du jeu ainsi que la dégradation de la cité ne font que refléter l'évolution d'Elizabeth ; l'on en revient ici à l'hypothèse de la « projection » émise quelques lignes plus haut pour l'interprétation de l'image dans la bibliothèque.

     Pour le moment, la gamine doit passer à l'âge adulte. Il lui faut basculer ; quitter l'ingénuité de l'enfance pour devenir une femme. Cela va se faire par un acte symbolique, qui aurait pu être le sexe, mais qui sera le crime. Le meurtre de Daisy Fitzroy va en effet faire office de tremplin, l'extirpant violemment de son innocence pour la projeter dans l'horreur de la guerre, la faire plonger dans ses propres responsabilités. Elizabeth était loin d'être préparée à ça. Elle qui, quelques heures plus tôt, s'était enfuie en courant de la billetterie, révulsée par la brutalité dont on a pu faire preuve envers ceux qui voulaient nous tuer. Elle qui, même pendant les phases d'action, ne blesse personne – ou alors « indirectement », via les machines des failles –, s'occupant de nous ravitailler en cristaux, munitions et soins. Elle a désormais du sang sur les mains.

     Mais elle fait face. Un temps horrifiée, elle assume. Et ça se voit. Aussitôt revenue dans le dirigeable, elle s'enferme dans une cabine pour en ressortir métamorphosée ; avec les cheveux coupés, en deuil de sa « virginité » devant l'abominable, et de nouveaux vêtements, ceux de Lady Comstock, qui mettent davantage ses formes en valeur. C'est également à partir de là qu'elle s'exprimera de manière plus posée, se montrera plus déterminée, plus ferme, marchera plus vite que nous, et que les effets de lumières – l'éclairage dans les ascenseurs, les couloirs, etc. – ne cesseront de la « vieillir » encore plus, lui ridant le visage et blanchissant les cheveux (au passage, il pourrait peut-être – supposition totale – se révéler intéressant de se pencher sur le mythe de la sorcière, la chevelure d'Elizabeth devenant entièrement et temporairement blanche lors de son épanouissement final). Parallèlement à tout cela, on note que Booker / le joueur « assiste » littéralement au meurtre de Fitzroy, qui se déroule de l'autre côté d'une vitre ; renvoyant une nouvelle fois au rapport spectateur / actrice entre les deux personnages, à l'idée du père témoin de la vie de sa fille, la regardant et l'accompagnant dans son développement psychologique.

     La destruction du Siphon – qui représente la ville – signe alors la fin de la pièce, marque l'abolition du « faux » par la libération du « vrai », et, avec davantage de recul, symbolise toute cette différence fondamentale – et géniale – entre le premier Bioshock et Infinite : le passage de l'univers-personnage au personnage-univers. Rapture est la vérité crue, absolue – en ce sens qu'elle n'est ni bonne ni mauvaise –, qui s'abat sur le personnage / joueur mensonge. L'humanité palpable qui fond sur le pantin sans âme. Bioshock raconte l'affranchissement d'un esclave, mais durant toute la progression se pose la question de savoir si le joueur va succomber à la « tentation » de la cité, va totalement s'acclimater à celle-ci ; le comportement vis-à-vis des Petites Soeurs – récolter l'Adam ou épargner l'enfant – permettant de savoir si, (a)moralement, l'environnement déteint sur lui / nous. À l'inverse, Columbia est une scène, une coquille vide qui cherche à contenir – à pomper, à se faire remplir par – le Cosmique, et étant, par cela, inévitablement vouée à l'implosion.

     Vient l'Éveil. L'Absolu. L'aboutissement du parcours initiatique. De la quête spirituelle. Existentielle. Elizabeth qui se réalise enfin elle-même. Devient ce qu'elle doit être. La Grâce. L'univers entier. La Lucidité incarnée. La Vérité éclatée. Celle qui « voit toutes les portes et tout ce que cachent ces portes ». Elle est l'omniscience et l'omniprésence. Le microcosmique et le macrocosmique.

     L'« Infinite » ; et au-delà, quelqu'un que je suis profondément heureux d'avoir rencontré.

Bioshock Infinite — Across the Universe (07)

 

21 juin 2013

The Crow — Lilium Cruentus

 The Crow — Lilium Cruentus

     Au début des années 80, James O'Barr est au fond du trou. Anéanti. Se sentant responsable de la mort de sa fiancée, il cherche un exutoire. Un moyen de libérer sa haine et un support capable d'aspirer son désespoir. Dessinateur depuis toujours, la voie de sa rédemption apparaît alors toute choisie. Enragé mais impuissant, il mettra trois ans à trouver le courage de la tracer. À projeter ses idées noires sur les pages blanches. Trois années passées à se pourrir la vie. Le jour dans sa tête, la nuit dans ses rêves. Il se retourne le cerveau et côtoie ses cauchemars. À défaut de pouvoir les détruire, il les interroge. Essaie de les connaitre. Arrive à les cerner. Pour finalement en écrire la biographie. Composer avec eux un opéra graphique et gothique en cinq actes. C'est l'introspection par l'expression. L'exorcisme par la bande dessinée.

     Pourtant, c'est sous des allures de vendetta que se présente d'abord le comic book. Le défouloir ultraviolent d'un mec ultravénère qui envoie chier tout ce qui bouge parce que tout ce qui bouge le fait chier. L'histoire du type qui se venge dans l'art parce que son alter ego n'arrive pas à se venger dans la vie. Celle du clown qui pleure revêtant le masque de celui qui rit. Du microcosme portant celui du macrocosme. O'Barr qui agonise sous une Justice qui triomphe. En filigrane, c'est la figure même du super-héros qui est (re)dessinée. Transcendée six pieds sous terre. Par-dessous Bien et Mal.

     The Crow demeure ainsi une oeuvre subtile, tiraillée par des thématiques ambivalentes qui trouvent écho dans la structure même du récit. Des graphismes en noir et blanc. Une narration en vie et mort. Et un héros constamment sur la corde raide. En funambule. Rêvant le jour et massacrant la nuit. Se projetant dans le passé pour oublier le futur. L'existence en négatif. Duplicable en des dizaines d'interprétations possibles. Brassant un nombre de références — mythologiques, littéraires, cinématographiques, musicales et religieuses — impressionnant, Éric est un personnage complexe et pluriel, appréhendable sous un multitude de profils différents. Tous convergeant néanmoins dans une seule et même direction.

     Car dans la carcasse de son cerveau reptilien, il châtie les meurtriers mais pas le responsable. Les meurtriers sont ceux qui ont fait, le responsable est celui qui a laissé faire. Éric se perçoit victime et — surtout — bourreau. L'impuissant e(s)t le monstre. Persuadé d'être coupable, convaincu de devoir être puni. Seulement les blessures du corps ne l'atteignent plus, il n'y a que le coeur qui ressent encore. Alors il se flagelle mentalement. Se laisse hanter par des souvenirs radieux. Fouille sans cesse les entrailles de sa mémoire. Plonge volontairement dans les profondeurs d'un bonheur révolu. Passé la frontière, le cauchemar n'est pas d'être mort mais d'avoir été vivant ; la souffrance, d'avoir été heureux. Des images insoutenables car indissociables d'une fatalité. Impossible pour le lecteur de découvrir l'avant sans penser à l'après. De se projeter dans le passé en oubliant le futur. La pluie. Le sang. Et les ombres.

     Mais les ombres ne peuvent exister sans lumière. Et considérer The Crow comme un unique condensé de noirceur et de détresse serait le meilleur moyen de passer à côté. Car il est justement tout le contraire : empli d'espoir et animé par l'amour. Des prismes aux spectres monumentaux qui rendent le récit encore plus protéiforme et universel. Plus à l'image de son héros. Celui qui arrive à se pardonner dans l'art pour que son alter ego puisse arriver à se pardonner dans la vie. Qui accepte l'idée que l'impuissant n'est pas celui qui a laissé faire mais celui qui n'a rien pu faire. Un type qu'on a descendu aux Enfers mais qui en est remonté. Parce que ce n'est pas la mort si on la refuse. Et que James O'Barr l'a refusée. Elle et l'oubli. Deux saloperies qui n'en sont qu'une, qui ne bougent pas — qui attendent — mais qui le font quand même chier. Et qu'il a décidé d'envoyer chier en transmettant ses souvenirs à un immortel. Un mec qui sera là dans l'art quand son alter ego ne sera plus là dans la vie. Et qui se souviendra encore quand même la mort aura oublié. Cette grosse pute.

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9 mai 2013

Ni no Kuni — Le treizième conte ?

Ni no Kuni — Le treizième conte ?

     Ni no Kuni aurait du mériter une branlette littéraire. Un texte écrit à la manière d'un récit. À l'image des contes merveilleux narrés dans l'ouvrage numérisé. Quelque chose qui ressemblerait à un exercice de style prétentieux avec pas mal de maladresses qui dissimulerait un hommage sincère avec un peu de sens. Celui de l'aventure que l'on a partagée. Des épreuves que l'on a traversées. De l'univers que l'on a sauvé. Parce que l'histoire que l'on a vécue fait partie de l'Histoire de Ni no Kuni. Elle a un impact sur le background. Sur le futur. Sur les futurs. Ceux qui existent au-delà même du jeu. Celui d'Oliver, qui a appris à faire le deuil de sa mère. Celui du joueur, qui apprend à faire le deuil de son jeu. Et celui des prochains magiciens, qui apprendront la chronologie de leur monde en lisant les pages de leur grimoire. Mais pour cela, les pages doivent être écrites. L'histoire doit être relatée. Transmise. Racontée. Et c'est là tout le problème.

     Car Ni no Kuni n'est pas un conte merveilleux. Ni un dessin animé interactif. Ce n'est même pas un bon jeu. C'est un paradoxe. Un titre qui n'arrive pas à mettre d'accord les joueurs parce qu'il n'arrive pas à se mettre d'accord lui-même. Prônant un discours qu'il n'est pas capable de suivre. Allouant au joueur un statut qu'il ne lui permet pas d'assumer. L'abreuvant de sorts qu'il ne pourra jamais utiliser. Lui promettant la liberté sans lui donner la possibilité de jouer à sa façon. Le background instaure mais le gameplay n'applique pas. Le capitaine ordonne mais les alliés n'agissent pas. Constamment tiraillé entre le fantasme Ghibli et la réalité Level-5, le joueur se retrouve frustré. Prisonnier de la croix qu'il faut porter quand l'on touche à la magie : des pouvoirs cosmiques phénoménaux dans un vrai mouchoir de poche. Ou l'amertume de constater qu'en fin de compte, si la branlette littéraire a si peu de sens, c'est avant tout parce qu'en fin de conte, Ni no Kuni en est lui-même cruellement dépourvu.

     Dépourvu de sens mais pas de vérité, le titre est riche en enseignements. Tenant davantage de la fable artisanale que du conte vidéoludique, il est à la fois la leçon et la punition. Celle d'un studio de développement qui a cru pouvoir bâtir un RPG sur les « simples » bases d'un univers enchanteur et d'une direction artistique rêvée, oubliant l'importance fondamentale des mécanismes ludiques. En résulte un jeu d'esbroufe, aux jolis décors mais au level design grotesque, au système de combat insignifiant, à l'IA aberrante et au contenu profondément creux — ou quand le plaisir insoupçonné de dénicher un endroit perdu au milieu de la carte se voit immédiatement plomber par la vacuité du lieu et l'inintérêt de ses habitants. L'appel de la découverte, la réponse du vide. Le récit Level-5, la morale Ni no Kuni.

     Mais les morales se méritent. Pour en comprendre l'essence, il faut aller au bout du récit. Et pour comprendre le gâchis, il faut aller au bout du jeu. Prendre connaissance de tous les tenants et aboutissants pour constater l'étendue des dégâts. Prendre conscience que l'on contemple un champ de ruines. Car, et c'est là toute la tragédie de la chose, Ni no Kuni aurait pu être une belle histoire. Il le devient d'ailleurs à un moment donné. Un moment juste et touchant avant le ravage. Avant d'apprendre qu'après avoir affronté le Mal et fait triompher le Bien, il faut désormais combattre le Mieux. Les heures en plus. Le segment scénaristique rajouté. Le donjon insensé. La narration précipitée. La fin bâclée. À trop vouloir prolonger l'expérience, Level-5 a flingué son jeu. Son récit. Sa morale.

     Un jour, l'héroïne d'un authentique conte (coucou) a dit que les légendes étaient des leçons, qu'en elles résonnait la vérité. Un écrit — ou un oral — à la manière d'un passage de témoin. À l'image des anciens mythes consignés dans les ouvrages sacrés. Quelque chose qui ressemble à une histoire modeste avec un peu de naïveté qui dissimule un principe universel avec beaucoup de sens. Celui du macro que l'on partage. Du micro que l'on traverse. C'est la transmission du monde par son évocation. Trouvant sa matérialisation dans son échange. Sa vérité dans sa façon d'être narré. Relaté. Et c'est là toute la postérité que trouvera Ni no Kuni. Car à défaut de devenir un véritable conte, il se racontera au moins comme tel. À l'imparfait.

4 mars 2013

Mushishi — Le Songe d'un jour d'été

Mushishi — Le Songe d'un jour d'été

     Ne bougez plus. Arrêtez toute activité. Ne parlez plus. Restez calme. Fermez les yeux quelques secondes. Et imaginez-vous dans une forêt. Une forêt à la végétation luxuriante, d’un vert émeraude rendu encore plus pur grâce à la fine pellicule d’eau coulant le long de chaque brin de nature. Voyez comme chaque feuille s’anime, comme chaque brin d’herbe s’élève, la Terre Mère semblant même prendre vie par la faveur de ce vent frais, portant à vos narines cette douce odeur d’humidité et, à l’occasion, quelques perles de pluie. Parce qu’il ne fait pas bon rester sous ce crachin, vous allez vous abriter près d’un arbre. Un arbre aussi massif qu’ancien, dominant l’horizon de sa toison olive.

     Là, vous rencontrez un homme également pris en traitre par cette averse. Après quelques bribes de conversation, vous le questionnez sur la jarre qu’il transporte. Il vous répond qu’il chasse un arc-en-ciel, et que c’est dans cette jarre qu’il veut l’enfermer, de façon à le ramener chez lui. Ca a l’air insensé mais il a l’air sérieux. Et étrangement, vous le prenez au sérieux. À tel point que vous vous proposez de l’accompagner, voulant découvrir par vous même jusqu’où l’espoir peut mener un homme.

     Vous venez juste de vous en rendre compte, mais la pluie s’est arrêtée, laissant le vaste ciel bleu azur scindé en deux. À l’origine de cette déchirure, un splendide arc-en-ciel, véritable condensé de couleurs plus irréelles les unes que les autres. Vous ne les distinguez pas toutes parfaitement, mais vous arrivez pourtant à en saisir toute leur beauté. Vous êtes touché par l’harmonieuse étreinte entre ce rouge enflammé, ce bleu indigo et ce violet lilas. À tel point que, désormais, vous aussi, vous voulez l’attraper. Vous le voulez. Il vous le faut. Et pour cela, il ne faut pas perdre de temps ; cette trainée n’est qu’éphémère et ne sera bientôt plus. Malheureusement, vous aurez beau courir et vous essouffler, celle-ci sera morte avant que vous ne puissiez atteindre son germe.

     Qu’importe, ce n’est qu’une question de temps. C’est la saison des pluies et le soleil est encore haut dans le ciel. D’autres trainées viendront. Une. Puis deux. Une troisième. Avec à chaque fois le même résultat. La proie disparait sans laisser de trace, vous laissant seul face à la dure et terne réalité. Malgré tout, vous ne désespérez pas. Parce qu’il vous le faut. Parce que vous ne pensez plus qu’à lui. Parce que l’espoir vous mène. Mais tout cela semble impossible. L’arc-en-ciel ne cesse se dérober sous vos yeux, paraissant même vous narguer, vous, simple humain espérant détenir un monde qui ne vous appartient pas. Mais c’est alors que l’impensable se produit. Un nouvel arc-en-ciel apparait. Un arc-en-ciel allant jusqu’à se confondre avec le soleil. Cette fois, c’est la bonne. Cette fois, c’est maintenant ou jamais.

     Après une course effrénée, vous vous retrouvez enfin devant. Devant ce tourbillon de couleur, de carnation exhalant la fougue et la violence. Il est là. Frénétique et hypnotique. Mais… que faites vous ? Non… n’approchez pas. Cet arc-en-ciel n’est pas normal. Il… il va vous posséder ! Non… revenez ! Ouf… Vous avez eu chaud. Cet arc-en-ciel aurait eu possession de vous et vous n’auriez probablement jamais revu la terre ferme. C’est un fluide. Un être qui, tout en étant vivant, est très proche d’un phénomène naturel. C’est un arc-en-ciel vivant, en quelque sorte. Il n’existe que pour s’écouler. Nous ne pouvons interférer avec lui mais lui, il intervient dans notre monde. Puis il s’en va. Quand on le touche, on se retrouve hanté par lui. Alors, vous sentez maintenant ? Cet être ne peut pas vous donner votre liberté. Vous avez l’impression d’être transpercé, n’est pas… un sentiment vivifiant ?

     Maintenant réveillez vous. Quittez ce délicieux songe. Faites à nouveau corps avec ce qui vous entoure. Avec la réalité. D’un coup, une mélancolie exotique et fantasque s’empare de vous. Vous pensez avoir rêvé ? Non. Vous venez simplement de vivre cette touchante et poétique aventure nommée Mushishi.

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